44.
Ses cils tremblent.
En ouvrant les paupières elle distingue le visage tout proche du directeur de l’école des Hirondelles.
Oh non, pas encore lui.
Il arbore sa cravate bleu métal et sa chevalière qui, à mieux y regarder, représente un cheval couronné. Il sent l’eau de toilette pour homme et la transpiration.
Cassandre prend conscience qu’elle n’est plus à l’hôpital mais dans l’infirmerie de l’école des Hirondelles. Elle veut se redresser mais ses poignets sont sanglés sur le montant du lit.
Philippe Papadakis sourit, puis présente à la jeune fille un objet étrange : un verre transparent renversé sur une assiette.
À l’intérieur, une abeille tournoie frénétiquement.
Le directeur de l’école observe l’insecte à travers le verre.
L’abeille se cogne contre la paroi transparente. Le directeur l’approche des yeux de Cassandre.
— Connais-tu le « syndrome de l’abeille » ?
Cette fois, Cassandre émet un non de la tête, tout en fixant l’insecte dans sa prison.
— Décidément, nos leçons n’en finissent pas, mademoiselle Katzenberg. La dernière fois je vous ai appris la signification de votre prénom, maintenant je vais vous apprendre le sens de vos actes.
Cassandre réalise qu’elle a en effet des leçons à apprendre de ce personnage antipathique.
Peut-être que nos ennemis nous apprennent plus de choses que nos amis.
Il secoue le verre dans lequel l’abeille continue de se cogner.
— À l’époque, j’avais neuf ans. J’étais avec un groupe d’enfants et nous jouions dans un jardin envahi de fleurs. Soudain, une abeille est venue se poser sur le gâteau du goûter et a commencé à se régaler. Les autres gamins ont tout d’abord poussé des cris d’effroi, en hurlant qu’ils avaient peur qu’elle les pique. Puis l’un d’entre nous, celui qui voulait faire le malin pour impressionner les filles, a profité de ce que l’abeille était sur une miette de gâteau pour l’emprisonner dans un verre renversé. Exactement comme je l’ai fait avec celle-ci.
Il secoue un peu le verre, ce qui a pour effet immédiat d’augmenter l’énervement de l’insecte.
— Ensuite, le garçon qui avait emprisonné l’abeille s’est dit que cela ne suffisait pas comme punition. Il décida de taper avec sa cuillère sur la paroi, ce qui provoqua un bruit strident qui bien sûr résonnait encore plus fort à l’intérieur du verre. L’abeille est devenue comme folle et moi…
Philippe Papadakis frappe plusieurs fois le verre avec son index. Ce qui affole l’abeille.
— … Moi, je me suis dit que cela suffisait comme supplice et qu’il fallait libérer l’innocent insecte.
Le directeur la regarde avec un air angélique.
— Et joignant le geste à la parole, j’ai soulevé le verre. Que n’avais-je fait là ? Aussitôt l’abeille s’est ruée sur moi et m’a piqué à la main, ce qui a été très douloureux. Pour moi, mais bien plus pour l’abeille, puisque, vous le savez, son dard, contrairement à celui de la guêpe, se termine par un crochet barbelé. Lorsqu’elle pique et s’enfuit, le dard reste planté et lui arrache tous ses viscères !
Il a prononcé ces derniers mots avec une moue désolée.
— Elle a souffert. J’ai souffert. Et tout cela n’est arrivé que parce que j’ai voulu être magnanime. En fait, ce qu’a fait cette abeille était stupide, elle a frappé la main qui la libérait. Et elle en est morte. Moi j’ai eu mal mais je m’en suis remis. C’était le prix de la leçon.
Il fouille sur la chaise où est posé le sac contenant les affaires de la jeune fille.
Pourvu qu’il ne me vole pas ma montre à probabilité.
Il farfouille un moment et brandit le livre La malédiction de Cassandre.
— L’ingratitude, voilà le drame de ce monde. Le drame de Cassandre la Troyenne qui n’a pas su dire merci à Apollon. Le drame de cette abeille qui n’a pas su, jadis, me dire merci de l’avoir libérée. Votre drame, et par voie de conséquence le mien. Car vous aussi vous m’avez piqué quand j’ai voulu vous faire du bien. N’est-ce pas ?
Il regarde par la fenêtre de l’infirmerie.
— L’Histoire regorge de situations similaires. Considérez par exemple le roi Louis XIV. Il ruine le pays en construisant Versailles et en se lançant dans des guerres inutiles et très coûteuses, qu’il perd pour la plupart. Il vit dans un luxe éhonté au mépris total de ses sujets. Le peuple est affamé, le pays ruiné. Pourtant Louis XIV laisse l’image d’un monarque prestigieux : le Roi Soleil. Il s’est lui-même baptisé ainsi et les historiens ont suivi. Son successeur, Louis XV découvre que les caisses sont vides et que le pays est à l’agonie, il ne fait rien, et passe la patate chaude à son propre successeur Louis XVI. Or ce dernier se dit qu’il faut faire quelque chose pour réparer et arranger les outrances de son aïeul. Louis XVI décrète des mesures en faveur du peuple. Il décide de faire payer les impôts à l’aristocratie, jusque-là exemptée de taxes. Il lance la campagne des « Cahiers de doléances » dans lesquels chacun a le droit, quel que soit son rang, d’indiquer son souci personnel et ses besoins immédiats. C’est la première initiative de ce genre au monde : « demander l’avis du peuple ». Mais, loin de passer pour un innovateur, ce qu’il est en réalité, sa clairvoyance et sa générosité passent pour de la faiblesse. Et il finira comme on sait décapité dans la liesse générale, conspué par cette même populace qu’il voulait tant aider.
Il prend un air navré.
— … L’ingratitude gouverne le monde.
Philippe Papadakis regarde le verre avec l’insecte qui bourdonne à l’intérieur.
— Alors que faire de cette abeille ? Je pourrais évidemment la libérer à nouveau, mais maintenant je sais que, par ignorance et ingratitude, elle va me piquer et entraîner ainsi ma douleur et sa propre destruction. Qu’en penses-tu, Cassandre ?
Il m’a tutoyée.
La jeune fille aux grands yeux gris clair ne répond pas. Le directeur hoche la tête puis soulève le verre. Avant que l’abeille n’ait pu décoller, il l’écrase bruyamment contre la table de chevet avec le plat de la main. Du bout de ses ongles manucurés, il soulève le corps jaune et noir pour le porter près du visage de Cassandre. Il a encore cette moue qui le fait ressembler à l’acteur Donald Sutherland.
— Voilà ce que j’aurais dû faire la première fois. C’est la seule solution. De plus, l’abeille n’a pas souffert. Mmmh, je crois qu’il ne faut pas déranger l’ordre des choses, et surtout ne pas vouloir sauver les autres malgré eux.
Il reprend l’ouvrage La Malédiction de Cassandre et contemple pensivement la couverture.
— Donc, j’ai su attirer ton attention sur ton antique homonyme. As-tu lu la suite de ses aventures ? Cassandre a voulu empêcher son frère Pâris de coucher avec Hélène. Mais elle était si belle que les Troyens étaient fiers que Pâris ramène cette beauté.
Il approche brusquement son visage à quelques centimètres du sien. Elle se détourne avec dégoût.
— J’aime bien quand ce n’est pas facile, annonce-t-il en souriant. Et toi, tu n’es pas facile, n’est-ce pas ? C’est normal. Quand on sait qui tu es vraiment…
— Qui suis-je ? demande-t-elle.
— Ah, enfin tu réagis. Comme l’abeille quand on tape sur la paroi du verre. Tu sais, Cassandre, si ton prénom est un indice, ce n’est que le premier qui permet d’approcher ton grand secret. Il faut aussi considérer ton passé.
Il pose le livre sur la table de chevet et ouvre sa mallette.
— Je me suis beaucoup intéressé à ton cas si particulier. Ah, ton passé… Ce n’est peut-être pas un hasard si tu as ce, comment dire, ce « pouvoir ». Oh non, ce n’est pas un hasard. Peut-être que quelque part un Apollon a souhaité que tu aies ces visions ? Un dieu, un homme, une autorité qui a décidé de t’offrir un talent extraordinaire. Mais peut-être as-tu oublié ? Ou peut-être l’a-t-on effacé de ta mémoire.
Cette fois, Cassandre ne se débat plus. Elle écoute avec attention. Il lui caresse la main, puis le cou.
Il est entré dans ma sphère de protection. Mais je dois serrer les dents. Il faut que je sache.
Elle s’efforce de ne pas bouger.
— Ah ! petite abeille, comme tu es fière ! Mais cela me plaît. Je crois que je vais me montrer généreux, malgré tout le mal que tu m’as fait, dit-il en caressant le pansement qui décore son oreille. Je vais t’offrir ce dont tu as le plus besoin : le deuxième indice.
Je t’écoute.
Il jette le cadavre de l’insecte et l’écrase sous son talon.
— C’est… une question. Écoute-la bien : « Sais-tu qui étaient vraiment tes parents ? »
À cet instant, une infirmière entre et constate qu’il est vraiment tout proche d’elle, ce que Cassandre n’a pas l’air d’apprécier. D’une voix sèche, elle lui demande de sortir. Philippe Papadakis se redresse d’un mouvement brusque.
— Demain nous irons plus loin quand nous serons plus tranquilles, promet-il.
L’infirmière le toise, méfiante.
— Il faut la laisser, monsieur, elle doit se reposer, insiste-t-elle en posant une main fraîche sur le front de la jeune fille.
Le directeur s’éloigne du lit, quand son regard est attiré par le sac plastique vert.
— C’est quoi ça ? demande-t-il.
Il s’empare du bracelet-montre et l’examine sous tous les angles. Il déchiffre l’inscription en faisant la moue.
— « Probabilité de mourir dans les 5 secondes : 21 %. » C’est le contenu du colis que je t’ai remis, n’est-ce pas ?
La jeune fille immobilisée sur le lit ne prend pas la peine de répondre. Papadakis hésite, la tentation de confisquer l’objet est forte, mais le regard accusateur de l’infirmière l’en dissuade. Il repose l’objet dans le sac.
— De toute façon, ce truc a l’air d’un porte-malheur. À demain.
Il quitte la pièce en laissant la porte entrouverte. Le bruit de ses pas s’éloigne dans le couloir.
— Détachez-moi, ordonne Cassandre à l’infirmière.
— Allons, soyez raisonnable, mademoiselle Katzenberg. Vous avez balafré l’une de vos camarades, arraché le lobe de l’oreille du directeur et causé des dégâts à l’hôpital d’où vous venez. Je crois que pour l’instant le plus important, c’est de vous reposer.
Elle lui prend le pouls, dépose un sédatif sur sa langue et lui verse une gorgée d’eau, en affirmant que cela l’aidera à dormir. Puis elle s’en va en éteignant la lumière du plafond pour ne laisser que la veilleuse de sécurité.
— Bonne nuit, mademoiselle.
Cassandre, considérant qu’elle a suffisamment dormi pour aujourd’hui, crache le sédatif et reste à attendre, attachée au lit, immobile sur le dos, fixant le plafond. Elle aimerait bien reprendre sa montre et enfin savoir ce qui l’attend mais le cadeau de son frère a été replacé au fond du sac. De là où elle est, elle ne peut pas la voir.
Sans ce bijou elle se sent nue.
« Exposée à un futur imprévisible. »
Au bout de quelques dizaines de minutes, la porte s’ouvre lentement. Ce n’est ni Philippe Papadakis, ni l’infirmière. C’est une silhouette plus petite.
Violaine.
Cassandre veut se défendre mais elle est sanglée, elle veut crier, mais déjà l’autre lui a enfoncé un chiffon dans la bouche, qu’elle fixe avec une ceinture.
Violaine Duparc sort de sa poche un bistouri.
— Œil pour œil, dent pour dent, murmure-t-elle en s’approchant du lit.
Cassandre distingue les marques profondes qui balafrent sa joue droite et son cou. Elles n’ont pas encore guéri.
La lame acérée approche de sa pommette. Cassandre abaisse le rideau de ses paupières.